LE BÂTON, LA CAROTTE ET LA BOUGIE

Par Gilles Charest, Mba

Se rappeler en toutes circonstances que notre certitude du moment n’est qu’un point de vue, dispose l’esprit à la concertation et encourage la recherche sincère de la vérité.

La croyance selon laquelle le bâton et la carotte sont indispensables pour réguler le comportement humain fait encore partie des préjugés tenaces de la majorité. Si les choses vont mal, il faut, selon les adeptes de ce credo, en chercher la cause d’abord dans l’incompétence des chefs à manier le bâton et la carotte.

Cette opinion est superficielle et ne tient pas compte de la véritable nature de l’être humain : un esprit libre et responsable. Les problèmes de gouvernance qui enfoncent aujourd’hui nos organisations, les abus de pouvoir, et la corruption sous toutes ses formes ne sont pas le résultat d’une gestion défaillante du système de récompenses et de punitions, mais bien de l’absence d’un éclairage approprié venant des valeurs à la base d’une vie sociale saine.

Au bâton et, à la carotte, il manque la bougie.

La bougie représente symboliquement l’éclairage qu’apporte une recherche sincère de ce qui est juste et droit, bien et bon, vrai et beau. Cette recherche fait appel à d’autres stratégies que l’appât du gain et la peur de la punition.

Or, évoquer les valeurs universelles pour inspirer l’action requiert un mode de gouvernance qui nous y invite. En effet, pourquoi diantre discuterions-nous de valeurs entre nous si nous ne sommes jamais conviés à prendre de décisions ensemble ?

Le bâton

Le bâton c’est la stratégie des tyrans. Une phrase célèbre de l’empereur Néron la décrit très bien : « Qu’ils me haïssent pourvu qu’ils me craignent ! »

Le régime de la peur est le plus répandu des modes de direction. Il sévit hélas dans presque toutes nos organisations. Qu’il vous suffise, pour vous en convaincre, de questionner le rapport à l’autorité de vos collègues et amis. Demandez leurs de vous parler de la qualité du lien de communication qu’ils entretiennent avec leurs parents, leurs patrons, les fonctionnaires, les politiciens, leurs professeurs, leurs chefs religieux, leurs maîtres à penser, voire leurs thérapeutes. Vous serez étonnés de constater que la grande majorité oscille entre la révolte hystérique et l’admiration béate.

Je connais des organisations qui ne veulent même pas utiliser le mot « directeur » dans le titre de responsable d’unité. Le mot lui-même leur fait horreur. Quant au titre de directeur général, il correspond évidemment au sommet de l’infamie ! C’est dire jusqu’à quel point l’autorité fait réagir.

Ces réactions sont explicables dans la mesure ou les abus historiques d’autorité ont créé des traumatismes qui continuent de conditionner le comportement. Il est bien connu que les enfants battus risque de devenir à leur tour des batteurs d’enfants, etc.

La violence qui existe dans les rapports humains ne se limite pas uniquement à la violence physique. Ce type de violence ne correspond toujours qu’à la pointe de l’iceberg de toute la violence exprimée. Le dénigrement, l’indifférence, l’exclusion, le rejet, la dévalorisation, les jugements, les procès d’intention et les violences verbales de toutes sortes sont des façons encore plus incisives de nier à l’autre le droit à l’existence, le droit d’exprimer et de satisfaire ses besoins fondamentaux.

Aujourd’hui, il ne faut pas chercher les tyrans uniquement dans les figures d’autorité qui ont marqué négativement l’histoire, ils sont partout plus nombreux que jamais. Que chacun questionne ses comportements et visualise l’impact de ceux-ci sur les autres et il se convaincra rapidement qu’il a de la graine de tyran.

La stratégie du bâton est l’outil primordial des régimes autocratiques. Le pouvoir décisionnel du chef y est déterminant avec dans tous les cas, il faut bien l’admettre, le consentement tacite de la majorité. C’est un régime fort estimé parce qu’il est simple et peu exigent pour les subordonnés.

Rappelons-le, les autocrates ne sont pas tous malveillants, au contraire, la très grande majorité sont bienveillants. Cette bienveillance va, dans bien des cas, jusqu’à la prise en charge complète des dirigés dont ils se sentent responsables. Ils veulent les sauver.

C’est bien connu, le sauveur et le révolutionnaire participent à la même logique. Ils croient tous les deux connaître ce qui est bon pour le peuple sans jamais que l’idée de leur demander leur avis n’effleure leur l’esprit. Ils sont souvent confortés dans cette attitude par la servilité de leurs sujets eux-mêmes, souvent très habiles à tirer profit du rôle de victime.

Un chef autocrate peut-il évoquer efficacement les valeurs universelles comme guide de conduite ? Certes non. Dans la bouche d’un chef autocrate, l’évocation des valeurs se transforme en code de conduite rigide qui renfonce la stratégie du bâton. C’est au nom des valeurs que les chefs autocratiques de tout poil en viennent à menacer de représailles et d’exclusion les collaborateurs qui ne se plient pas à leurs directives.

Le niveau moral en vigueur dans les régimes autocratiques est au plus bas car lorsque la peur régit le comportement humain c’est la loi du « pas vu, pas pris » qui fait autorité. Dans pareil cas, il ne faut pas s’étonner que ces régimes approuvent comme moyen de contrôle social la délation et l’espionnage et que la rumeur et la médisance tiennent lieu de système de communication.

La carotte

La carotte est la stratégie des manipulateurs. L’appât du gain facile, entretenu par un système de récompenses bien dosées, encourage les comportements fondés sur le principe du « la majorité le fait, fait le donc ! » Les machines à sous représentent une belle illustration de la stratégie de la carotte.

Ce régime, dit démocratique, n’extirpe pas la peur de nos organisations. Rien de foncièrement différent du régime autocratique n’est introduit par la règle de la majorité car le rapport à l’autorité reste inchangé. La dépendance à une autorité extérieure à soi reste entière. Dans le régime autocratique, la règle est claire, c’est : « ferme ta gueule ». Dans le régime démocratique, elle est plus subtile mais tout aussi violente, c’est : « cause toujours ».

Les démocrates ne sont pas plus mal intentionnés que les autocrates. C’est le mode de prise de décision qui, soutenant inconsciemment la tyrannie de la majorité, encourage chez nos chefs les comportements manipulateurs. Les personnes en poste d’autorité sont contraintes pour rester populaires de soigner les apparences et de se plier aux dictats du troupeau des électeurs. Après tout, en démocratie ne croit-on pas que : « la voix de dieu c’est la voix du peuple ? » L’appât de la carotte reste donc, dans ces circonstances, la seule stratégie pour convaincre les gens de suivre les chefs. De belles promesses pour la masse et des faveurs pour les plus puissants peuvent assurer le pouvoir pour un temps.

Quand il est bien intentionné, le chef démocrate comme l’autocrate porte le poids du monde sur ses épaules. Dans les deux cas, leurs sujets sont contents de leur déléguer tout le pouvoir pourvu d’ils acceptent de prendre sur eux tout le blâme quand ça va mal. Pas de liberté soit, mais pas de responsabilité non plus !

Est-ce que la stratégie de la carotte développe l’adhésion à un système de valeurs saines ? Pas plus que la stratégie du bâton ! Se plier au caprice de la majorité peut garantir le pouvoir pour un temps, mais cela n’élève pas le niveau moral au-dessus des intérêts égoïstes de la majorité du moment.

La violence du « politically correct » inhérente à la stratégie de la carotte fait tout autant, sinon plus de victimes que la stratégie du bâton car elle nie elle aussi la liberté et la responsabilité humaine. Les autocrates comme les démocrates maintiennent leurs collaborateurs dans une relation de dépendance.

La bougie

La bougie est la stratégie des gens libres et responsables. Elle fait appel ni à la peur ni à l’appât du gain, mais aux valeurs éthiques sur lesquelles nous pouvons fonder nos décisions. La peur et l’appât du gain fomentent toutes les violences et entretiennent, chez leurs victimes, l’illusion d’être séparés des autres et du monde.

L’évocation des valeurs éthiques unit les êtres. Elles constituent le lien du cœur le plus solide que des personnes puissent établir entre elles et inspirent les meilleurs moyens de satisfaire les besoins de tous.

Qu’est-ce donc qu’une décision éthique ? La décision éthique ne se conforme pas à des règles de conduite rigides indépendantes des personnes et de leur environnement. Une bonne décision est justement celle qui respecte les limites, les tolérances de ceux que cette décision va affecter.

Cette définition s’inspire d’une vision écologique du monde et sert de fondement au mode de communication et de prise de décision sociocratique(1).

Dans un système écologique, et toute organisation humaine en est un, tous les éléments du système sont reliés. Si nous ne voulons pas faire violence à l’un des éléments de ce système, il faudra donc que nos décisions tiennent compte des tolérances, c’est-à-dire des besoins fondamentaux de chacun. En d’autres mots, aucun élément du système ne pourra imposer sa volonté aux autres si la décision proposée ne respecte pas les limites réelles de tous et rencontre, de ce fait, des objections valables.

Pour connaître ces limites, il faut interroger les principaux intéressés. Le mode de gouvernance sociocratique propose donc de mettre en place une structure de communication et de prise de décision qui permettra justement d’entendre et de discuter les objections des personnes concernées.

Une objection valable est celle qui démontre que l’action envisagée brimera un besoin réel et légitime. Le mode sociocratique de gouvernance encourage donc l’identification des besoins réels des partenaires à une décision et stimule la recherche en commun de solutions créatives pour les satisfaire.

Élever le niveau de conscience des impacts de nos faits et gestes sur nous-mêmes, les autres et l’environnement, voilà la stratégie de la bougie !

Il a été démontré mathématiquement qu’une équipe fonctionne de façon optimale seulement si, lors de ses décisions, elle respecte non seulement les intérêts individuels de ses membres, mais également l’intérêt de la communauté elle-même. Une décision qui brise les liens que la communauté entretient avec ses membres et son environnement ne peut être considéré comme une bonne décision.

La science moderne a mis en lumière les conditions nécessaires à ce type de coopération. Premièrement les éléments du système ne doivent pas se contrôler mutuellement. Cette seule condition n’est pas suffisante, car si les éléments d’un système ne se contrôlent pas mutuellement, ce dernier devient vite chaotique. Dans les systèmes qui s’autorégulent, une source d’énergie extérieure au système est indispensable pour que l’ordre règne.

Transposées au plan des organisations sociales, ces conditions nous indiquent que les membres d’un groupe doivent : renoncer à se contrôler mutuellement et faire appel à un point de vue supérieur à leurs intérêts individuels pour guider leurs actions. Ce point de vue supérieur ne peut être reconnu de tous que par une recherche concertée du bien commun.

Pour un meilleur usage du bâton et de la carotte

La stratégie de la bougie n’élimine pas celles du bâton et de la carotte. Elle en balise l’usage ou mieux elle les transforme en réflexes culturels sains.

Une équipe, qui prend ses décisions en tenant compte des besoins de ses membres et de ceux de l’équipe elle-même, institue graduellement ses propres règles de fonctionnement. Évidemment, ces règles vont jouer leur rôle et agir pour réguler le comportement des membres. Cependant, le contrôle qu’elles exerceront ne sera pas perçu comme une contrainte, mais comme un soutien à l’actualisation des valeurs du groupe. Le système de récompenses et de punitions qui accompagnent ces règles est donc d’une autre nature que celui qui s’instaure sous le régime du bâton et de la carotte. Il fait appel aux aspirations humaines les plus profondes. Dans ce cas, punitions et récompenses sont remplacées par la conscience aiguë d’être ou ne pas être à la hauteur de ces aspirations.

Certains soutiennent que le régime de la bougie n’est pas un régime pour tous. Ce serait un régime pour des personnes ayant atteint un niveau de maturité élevé. Il serait trop exigeant pour ceux dont le libre-arbitre et le sens des responsabilités sont entravés et qui acceptent volontiers que d’autres prennent les décisions à leur place pourvu qu’ils soient pris en charge.

Il faut répondre à ceux-là que la conquête de la liberté et de la responsabilité est le projet fondamental de tout être humain. De quelle autorité peut-on exclure ainsi des êtres humains de l’aventure de la conscience ?

Évidemment, dans la mise en place du régime de la bougie, il est sage de ne pas confondre le point de départ avec le point d’arrivée. L’instauration du mode de gouvernance sociocratique requiert une démarche pédagogique qui soutient la motivation de tous et respecte les résistances ce chacun. Cela s’appelle se mettre au niveau des gens pour cheminer avec eux. On n’enseigne pas la liberté par la contrainte, c’est l’évidence ! Une démarche qui vise à élever le niveau de conscience allume dans le cœur des gens une bougie à la fois. Elle évite ainsi les éblouissements.

L’intensité de la lumière augmentera graduellement chaque fois qu’un groupe prendra une décision sur la base du consentement de tous ses membres. La pratique du consentement comme mode de décision enseigne naturellement le chemin de l’illumination car elle invite chacun à transcender ses peurs et à renoncer au désir compulsif de l’ego d’avoir toujours raison. Elle ouvre ainsi en chacun un espace intérieur de sagesse, de bonté et de force où chacun peut fonder sa véritable identité. Cette pratique sert d’antidote aux poisons les plus corrosifs pour les relations humaines : la peur, l’envie, la méfiance, les querelles et les luttes de pouvoir si fréquentes dans les régimes autocratiques et démocratiques.

La sociocratie privilégie la stratégie de la bougie. Elle met de l’avant un mode de communication et de prise de décision qui soutient l’apprentissage de la liberté et la responsabilité ; crée les conditions d’une vie sociale saine et encourage les individus sur la voie du bonheur authentique.

 

(1) Le mot sociocratie signifie littéralement le pouvoir du fait social, le pouvoir de la communauté, le pouvoir du NOUS. C’est un mode de gouvernance qui va plus loin que la démocratie et tient compte des liens significatifs que nous entretenons quand nous vivons et travaillons ensemble. La sociocratie propose comme mode de prise de décision le consentement de tous ceux qui seront affectés par la décision afin de protéger ces liens.

L’allégorie de la caverne et la sociocratie

Par Gilles Charest / 2005-10-03

Pour accéder à un mode de gouvernance plus humain, il nous faut inverser les lumières. L’éclairage qui vient de l’intellect nous emmure dans le monde des pensées et des sentiments et nous pousse à croire que nos constructions mentales et sentimentales sont la réalité. Prisonniers de nos croyances et de nos émotions, nous ne voyons plus l’autre Lumière : celle du cœur.

L’allégorie de la caverne de Platon décrit bien le phénomène. Le feu allumé à l’entrée de la caverne pour protéger la tribu des dangers extérieurs projette l’ombre des hommes sur le mur d’en face. Les images fantasmagoriques qui dansent sur la pierre exercent sur eux une telle fascination qu’ils en viennent à confondre ce cinéma avec la réalité. Ensorcelés, ils en oublient peu à peu la splendeur du jour. Malheur à celui qui voudrait les réveiller pour leur rappeler l’importance du monde le la lumière. Cramponnés à leurs phantasmes, ils sont prêts à la violence pour faire taire le messager importun. Seul le malheur, conséquence de cet égarement, pourra encore convaincre les plus sensibles et les plus courageux de chercher leur salut en dehors de la caverne. Telle était à l’époque de Platon la condition de l’être humain aux yeux du philosophe.

Qu’en est-il aujourd’hui ? Les choses ont-elles vraiment changé ? L’intellect, en domestiquant le feu et en glorifiant la technologie, s’est autoproclamé roi de l’univers. Il a usurpé ainsi le pouvoir de l’Esprit. Le langage de la tête a pris le pas sur celui du cœur. Pourtant, si l’intellect est formidable pour construire un pont, il n’est d’aucune utilité pour comprendre le sens de la Vie. Pour cela, l’intuition doit reprendre son rôle de guide par rapport à l’intellect.

La sociocratie, par les 4 règles de communication et de prise de décision qu’elle propose rétablit cet ordre naturel des choses au sein des organisations. 1) Le cercle sociocratique, 2) le mode de décision par consentement, 3) le double lien et 4) l’affectation des membres sur la base du consentement mutuel ouvrent des espaces à l’expression du cœur et à une collaboration soutenue de la tête au service de la Vie. Comment reconnaître la voix du cœur ? Comment lui obéir ? La voie du cœur n’est jamais coercitive. Elle est évocatrice et de ce fait créatrice et transformatrice. Elle fait appel aux valeurs universelles qui sommeillent en chacun de nous révélant ainsi notre nature profonde : celle d’un esprit libre, bienveillant et responsable. La voix de l’intellect déconnectée de l’intuition est forcément dominatrice et violente parce que, sans le soutient de l’esprit, elle s’alimente à nos peurs.

En écrivant ces quelques lignes, je me sens partagé. Tantôt, je prends conscience que depuis Platon, les choses essentielles n’ont pas vraiment changé. Les ombres sur les murs de notre caverne ont beaucoup évolué certes, mais leur pouvoir de fascination a aussi grandi. Je ressens une profonde tristesse quand j’y pense… Tantôt, je me sens privilégié d’entrevoir l’existence d’un monde plus lumineux. Alors je me sens heureux de travailler avec d’autres à semer autour de moi l’espoir que, dans la vie sociale et organisationnelle, puisse s’instaurer la gouvernance du cœur.

« Frappe toi le cœur, c’est là qu’est le génie » disaient les vieux de mon village !

Se pourrait-ils qu’ils aient compris Platon ?